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Des marins ghanéens dupés par un armateur danois : « On nous traitait comme des esclaves »

Actualités 16 Jul 2020

Republication autorisée d’un article d’Anna Birch-Schmidt pour 3F Fagbladet.

Un armateur de Thyboøren, Danemark, a été inculpé de traite d’êtres humains et d’infraction à la loi danoise sur les personnes étrangères pour avoir exploité deux gens de mer ghanéens et les avoir fait travailler dans des conditions proches de l’esclavage. 

Pendant plus de trois ans, deux marins africains ont travaillé dans des conditions proches de l’esclavage à bord d’un bateau de pêche dans le village danois de Thyborøn. Jamais de congés et 11 heures de travail six jours par semaine, c’était la norme pour Reuben Kotei et Justice Numo, qui avaient quitté le Ghana pour le Danemark car on leur avait fait miroiter qu’ils seraient à la barre d’un navire rentrant en Afrique.

« Il n’est jamais agréable de se faire traiter d’esclave, surtout quand on se rend compte que c’est vrai », a déclaré Reuben Kotei, 57 ans. Avec Justice Numo, 52 ans, il est maintenant placé sous la protection du Centre danois contre la traite des êtres humains jusqu’à la fin du procès en août.

La police danoise accuse un armateur de 55 ans de traite des êtres humains pour avoir employé ces deux hommes sans permis de travail et favorisé leur séjour illégal dans le pays.

L’acte d’accusation réclame une peine de prison, une amende et un dédommagement au nom des deux Ghanéens, ainsi que la saisie du navire en question, propriété de l’inculpé et de sa société.

Soldats au front

Reuben Kotei et Justice Numo vivaient à bord de ce bateau de pêche et ne touchaient que 1 200 EUR par mois.

Reuben Kotei
Reuben Kotei, 57 ans, a également été blessé à l’œil alors qu’il travaillait à bord du bateau Helene. Photo : 3F archive/Michael Drost-Hansen

Ils n’ont jamais eu de congé pendant toute leur période de travail au Danemark. L’armateur leur a confisqué leurs passeports et leurs documents de voyage. En outre, quand leurs permis de travail et de résidence sont arrivés à expiration le 3 avril 2017, les deux hommes n’avaient plus le droit légalement de rester au Danemark, comme ils l’ont expliqué à Fagbladet 3F.

On leur a fait croire que contacter les autorités ne leur vaudrait que des ennuis étant donné que leurs papiers n’étaient pas en règle. Ils ont donc préféré se taire et endurer leurs terribles conditions de travail.

« Nous avions besoin de cet argent. Dans notre culture, on courbe l’échine et on ne pose pas de questions. Nous étions comme des soldats au front. Et au front, on continue de se battre jusqu’à ce que la guerre soit gagnée, ou perdue. Il n’y a pas de date de fin. » explique Reuben Kotei.

Les deux Ghanéens avaient également reçu pour instruction de ne pas s’éloigner à plus de 500 mètres du bateau, sous peine de sanctions.

Retour au Sénégal  

Reuben Kotei et Justice Numo ont fait la connaissance de l’armateur danois alors qu’ils travaillaient au Sénégal. Reuben Kotei explique qu’il a aidé l’armateur à localiser les meilleurs spots de pêche sur la côte sénégalaise. L’armateur a ensuite demandé aux deux hommes si cela les intéressait de rentrer avec lui au Danemark pour l’aider à mettre la touche finale à son bateau de pêche, l’Emma Helene.

L’idée était que Reuben et Justice descendraient ensuite le bateau au Sénégal.

« Il nous a dit qu’il ne restait plus qu’à le peindre, et qu’il serait prêt pour le départ. Nous ne pensions rester au Danemark que pour une courte période, » explique Reuben Kotei, marin depuis de nombreuses années.

Mais après une collision, l’Emma Helene a coulé avant même de sortir du port de Thyborøn. Reuben et Justice ont alors été affectés à un autre bateau, l’Helene.

Toujours dans l’optique de le préparer pour mettre le cap sur le Sénégal.

 

PHOTO: 3F archive/Michael Drost-Hansen
PHOTO : 3F archive/Michael Drost-Hansen

Plus de questions

Trois ans plus tard, les deux Ghanéens travaillaient toujours à bord du Helene, sans aucune perspective à court terme de rentrer en Afrique.

Jusqu’au 26 mai 2020, Reuben Kotei et Justice Numo ont vécu dans une petite cabine à bord du bateau. Ils travaillaient sur le Helene, effectuant diverses tâches à bord de celui-ci et réparant d’autres navires de pêche du même employeur.

« Toutes ces années, il m’arrivait parfois de demander à l’armateur s’il savait quand nous pourrions être prêts à partir. Évasif, il nous répondait toujours qu’il faudrait probablement attendre encore trois mois. À la fin, j’ai tout simplement arrêté de poser des questions, » explique Justice Numo.

Même si le Helene appartient à un armateur danois, ce bateau bat pavillon du Bélize. Ce pavillon, dit de complaisance, permet à l’armateur de ne pas payer d’impôts au Danemark et d’éluder les réglementations de santé et de sécurité de ce pays. Les équipages des navires sous pavillon de complaisance doivent souvent se contenter de peu de sécurité, de conditions de travail déplorables et d’armateurs déclinant toute responsabilité en ce qui concerne leur santé ou leur bien-être.

Fagbladet 3F a également appris que le même armateur danois était propriétaire d’un autre navire, l’Amalie, lui aussi immatriculé au Belize et amarré dans le port de Thyborøn. Il abritait trois autres citoyens ghanéens convoyés au Danemark en avril dernier. Ces trois hommes ont maintenant été déportés par la police danoise et seront rapatriés dans leur pays dès que les restrictions mises en place pour lutter contre le coronavirus le permettront.

Pas de congés, pas de visites à la famille

Même si l’Amalie a mis le cap sur le Ghana le 7 mars 2019 pour en ramener ces trois autres marins, il n’a pas été proposé à Reuben Kotei et Justice Nemo d’être du voyage et de rentrer voir leur famille.

Chaque mois, ces deux hommes envoient une grande partie de leur salaire à leur épouse et à leurs enfants au Ghana. Cela fait plus de trois ans qu’ils ne les ont pas vus car, n’étant pas relevés de leurs fonctions, ils ne peuvent retourner dans leur pays. Tous les contacts se font par iPad.

« C’est vraiment dur. Nous parlons avec nos familles jour et nuit, et elles nous demandent toujours quand nous rentrerons enfin à la maison, mais nous n’avons pas de réponse à leur donner. Nos proches nous manquent beaucoup, » déplore Justice Numo.

PHOTO: 3F archive/Michael Drost-Hansen
PHOTO : 3F archive/Michael Drost-Hansen

« Ubuesque »

Fort de 12 années d’expérience en tant qu’inspecteur de l’ITF (Fédération internationale des ouvriers du transport), Morten Bach est coutumier des arnaques et duperies en eaux danoises. Il n’a dès lors pas été surpris d’apprendre que deux Ghanéens vivaient et travaillaient comme des esclaves depuis plus de trois ans.

« Je suis complètement horrifié qu’un armateur danois spolie ainsi deux êtres humains de leurs libertés et les traitent de façon aussi dégradante. C’est ubuesque. » déclare Morten Bach, qui travaille pour le groupe transports de 3F.

Son travail consiste entre autres à monter à bord des navires pour vérifier les contrats, les horaires de travail, les salaires et autres conditions de travail.

Morten Bach indique qu’il rencontre chaque année quelques cas comme celui-ci, où des citoyens étrangers travaillent dans des conditions déplorables à l’insu de la police et de l’autorité maritime danoise.

« Je suis très heureux que la police ait réussi à le coincer. Et il est réconfortant de savoir que ces deux victimes sont maintenant libérées de son emprise. » conclut Bach.

Le rêve d’un dédommagement

Cette affaire sera jugée au tribunal d’Holstebro les 21 et 31 août.

Selon l’acte d’accusation, les deux hommes réclament chacun un dédommagement de 40 562 EUR– une somme considérable pour ces marins ghanéens. Si Reuben Kotei et Justice Numo réussissent à quitter le Danemark avec un dédommagement, Reuben Kotei espère pouvoir réaliser son grand rêve :

« Si nous obtenons cet argent, je pourrai peut-être enfin m’acheter mon propre bateau, » explique-t-il.

Fagbladet 3F a voulu s’entretenir avec l’avocat de l’armateur, Peter Secher, qui a décliné tout commentaire et ne souhaite pas confirmer son engagement dans la procédure à venir. Fagbladet 3F a également sollicité l’armateur, en vain.

L’acte d’accusation :

Selon l’acte d’accusation, l’armateur est accusé d’avoir enfreint le paragraphe 262a, point 1 du Code pénal danois relatif à la traite des êtres humains, considérant que les hommes en question ont été soumis au travail forcé ou à des conditions de travail proches de l’esclavage entre février 2017 et le 26 mai 2020.

L’armateur de 55 ans et sa société sont accusés d’avoir enfreint la loi danoise sur les personnes étrangères en employant deux étrangers sans les permis de travail nécessaires et dans des circonstances aggravantes.

Le point de vue de l’ITF :

Johnny Hansen est le Président de la Section de la pêche de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF). Il indique que le traitement effroyable de ces marins ghanéens par l’armateur danois n’est que le dernier exemple en date de l’esclavage moderne qui sévit, souvent au vu de tous, le long des côtes de pays qui se targuent d’être de bons élèves en matière de droits humains.

« Ceci montre qu’en 2020, l’esclavage est toujours une réalité à bord des bateaux de pêche, et que ce type de mauvais traitements peut se produire partout, » déplore-t-il.

Hansen explique que la lutte contre les violations des droits humains et l’esclavage dans la pêche demeure une priorité pour l’ITF.

« Nous menons campagne en Irlande pour aider les pêcheurs migrants à défendre leurs droits syndicaux et humains, et pour exiger des comptes des personnes qui les exploitent. Beaucoup de victimes sont originaires d’Afrique du Nord et de l’Ouest, dont certaines du Ghana. Nous avons même dû poursuivre le gouvernement irlandais devant les tribunaux pour qu’il s’attelle à ce problème croissant dans ses propres eaux territoriales. »

« Les gouvernements doivent prendre plus de mesures. Il n’est pas suffisant que cette année, le Département d’État des États-Unis ait constaté qu’un pays comme l’Irlande a ‘affaibli la dissuasion, ce qui contribue à l’impunité des trafiquants, et sape les efforts menés pour encourager les victimes à témoigner’. De notre point de vue, fermer les yeux sur l’esclavage moderne, c’est en être complice, » a conclu Hansen.

3F est le syndicat danois qui a aidé ces Ghanéens à recouvrer la liberté et à obtenir justice. Il est affilié à l’ITF.

 

Republication autorisée d’un article d’Anna Birch-Schmidt, avec ajout du point de vue de l’ITF, et photos de Michael Drost-Hansen pour 3F Fagbladet.

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